Bien qu'il fût réveillé plus tôt que d'habitude, avant même Stanislav Nolustrist qui d'ordinaire le précédait de trois bonnes heures, Tixu avait l'esprit parfaitement clair !
Cela faisait maintenant quatre jours qu'il rongeait son frein sur Marquinat. Troublé par un nouvel appel d'Aphykit, il sortit de la maison du berger, non sans avoir pris la précaution de poser une chaude couverture de laine sur ses épaules nues, et s'assit sur une grosse roche. La froidure de la nuit lui mordilla la peau. Le mince croissant mordoré de Vent de Sable, le dernier des satellites nocturnes de Marquinat, jetait des lueurs orangées sur l'indigo du ciel dégagé et pailleté d'étoiles.
Un silence paisible ensevelissait l'Echiné de la Marquise dont les reliefs accidentés formaient une ombre gigantesque et placide. Quelques lumières éparses trouaient le lointain gouffre noir dans lequel s'était engloutie Duptinat.
L'antra refit spontanément surface. L'esprit de Tixu s'en empara avidement comme s'il lui était tout à coup devenu indispensable. L'Orangien s'inquiétait de cette sensation de dépendance, mais en même temps il ressentait intuitivement la nécessité de l'action purificatrice du son.
Il revécut ainsi quelques scènes de sa petite enfance. Il entendit de nouveau la voix légèrement voilée de sa mère l'entretenir de ce père qu'il n'avait pas connu. Elle le prenait tendrement dans ses bras, l'enfouissait contre sa poitrine. Ses longs cheveux couleur d'ambre caressaient ses joues rebondies. Il erra avec elle dans les rues animées de Phaucille. Il découvrit avec émerveillement les étalages des jouets multicolores. Elle lui acheta un amuse-temps électronique, un vieux casse-tête qui occupa un bon moment. Il s'assit à côté d'elle sur un banc public autosuspendu dans l'un des parcs fleuris de ! a ville. Comme ses petites jambes nues et nerveuses pendaient dans le vide et s'agitaient sans cesse, elle lui donnait de légères tapes sur les cuisses en riant. Il l'observa par en dessous tandis qu'il mangeait des confiseries tellement sucrées qu'elles en étaient écœurantes. Elle lui parut lointaine mais immensément belle et désirable. Il eut honte de ce désir car il sentait que ce n'était pas un désir d'enfant. Il en voulut à ce père fantôme, ce lâche qui était parti pour un pays inquiétant et fascinant qu'on appelait la Mort.
La nuit suivante, sa mère l'avait amené chez son oncle puis elle était partie en taxiboule pour aller rendre visite à une amie dans la ville voisine de Betsabée. Sa tante vint le tirer sans ménagement de son sommeil. C'était une nuit où les Six Etoiles en Soleil brillaient d'un éclat rouge particulier, l'éclat du sang céleste. On le poussa devant un lit sur lequel sa mère était allongée, mains croisées sur la poitrine. Elle ne bougeait plus, elle ne respirait plus. Hébété, il contempla son visage blanc et paisible, auréolé du soleil ambré de ses cheveux. Elle le laissait désormais seul et désemparé dans le monde des vivants. On lui dit que le taxiboule s'était écrasé et qu'elle était partie rejoindre son père dans le royaume merveilleux de la Mort. Il se demanda ce que ce pays avait de si attirant pour qu'elle abandonnât son petit garçon de la sorte, elle qui avait toujours prétendu l'aimer plus que tout au monde et ne jamais plus le quitter. Sa mère était donc une menteuse comme tous les autres. Il pleura sans savoir pourquoi les larmes jaillissaient de ses yeux fatigués, peut-être tout simplement parce que c'était un immense soulagement, parce que c'était une sensation agréable que de sentir un peu de tiédeur sur ses joues. Sa tante le pressa contre sa poitrine, comme sa mère savait si bien le faire, mais il ne ressentit que la froideur de ce geste indifférent, de cette odieuse caricature d'amour...
« Vous voici devenu bien matinal, Bilo ! »
Entièrement nu, emmitouflé dans la seule broussaille de ses poils, bras en arc de cercle au-dessus de sa chevelure emmêlée, Stanislav Nolustrist s'étirait nonchalamment devant la porte entrouverte de sa maison. Sa voix caverneuse avait réveillé quelques mutules allongés près de la barrière rocheuse du pré en contrebas. Ils s'étaient redressés, sens en alerte, toisons noires parcourues de longs frissons, prêts à fuir ou à charger.
Brutalement ramené à la réalité, Tixu se rendit compte à sa grande confusion que des larmes glissaient sur ses joues. Il les essuya d'un furtif revers de main et ramena un pan de la couverture sur son visage pour masquer sa gêne.
Le berger s'approcha, pointa son bras vers les étoiles et dit :
« Regardez le ciel ! Vous voyez cette étoile, là ? Juste à droite du croissant de Vent de Sable... Eh bien, c'est vous ! Elle vous représente ! Elle va bientôt sortir du ciel comme vous allez sortir de ma vie. Elle est pourchassée par les ténèbres comme vous êtes pourchassé par la mort. Elle doit briller d'un vif éclat si elle ne veut pas être engloutie par la nuit. Vous devez faire preuve d'un très grand désir de vie si vous ne voulez pas être fauché par la mort ! Son destin, comme le vôtre, dépend entièrement de l'énergie dont elle dispose... Et vous, Bilo, aurez-vous suffisamment envie de vivre pour déjouer les pièges de la Faucheuse ? »
Avant que Tixu n'ait eu le temps de réagir, Stanislav Nolustrist partit d'un énorme éclat de rire.
« Par les couilles de mes mutules, je vois bien que je vous emmerde avec mes radotages ! Allons plutôt au torrent ! L'eau nous rafraîchira le corps et les idées ! Eh, hier, vous n'êtes pas venu !
— L'eau est un peu trop froide pour moi », plaida Tixu sans conviction.
L'Orangien, de nature frileuse, était sidéré de constater à quel point le berger demeurait insensible, hermétique au froid.
« Elle n'est pas froide ! s'exclama Stanislav Nolustrist. Elle est seulement emplie de la paix de la nuit... Venez, vous dis-je!... Vous vous sentirez mieux après ! »
Il rentra dans la maison, en ressortit quelques secondes plus tard vêtu d'une longue tunique de laine écrue et prit la direction du torrent. Hésitant, Tixu finit par lui emboîter le pas, enveloppé dans sa couverture. Les perles glaciales de rosée s'écrasaient sous la plante de leurs pieds, leurs bouches soufflaient d'éphémères nuages de condensation. Une clarté blafarde, diffuse, ourlait les crêtes indécises de la chaîne montagneuse.
Bordé de pins argentés, le torrent dévalait la pente accidentée et ses gerbes écumantes giflaient les rochers enracinés dans son lit tumultueux. Son grondement rageur créait une large brèche dans le silence de l'aube. Le sentier se rétrécissait et menait à une petite crique, abritée derrière un surplomb rocheux, où stagnait une eau plus calme. C'est là que Stanislav Nolustrist plongea sans hésitation après avoir jeté sa tunique pardessus tête. Tixu se défit de sa couverture et s'engagea du bout des orteils dans le torrent. Sa peau nue offerte à la fraîcheur du jour naissant fut parcourue de frissons dissuasifs.
« Eh bien, venez ! cria le berger. Elle est merveilleuse ! Faites comme avec les femmes!... Ne jouez pas les timides, plongez ! »
Mais Tixu, transi, grelottant, bras croisés, refusa d'avancer. Stanislav se rapprocha et l'aspergea brusquement de gerbesv glaciales. Piqueté de milliers d'aiguilles, saisi, souffle coupé, l'Orangien n'eut d'autre ressource que de s'immerger à son tour dans le sein clair et frisquet du torrent.
Lorsqu'ils en sortirent un bon quart d'heure plus tard, Tixu fut obligé de reconnaître que ce bain forcé lui avait fait le plus grand bien, même s'il ne l'avait pas entièrement débarrassé de l'entêtante et rance odeur de mutule qui imprégnait ses narines, ses cheveux et sa peau. Il s'essuya vigoureusement avec sa couverture.
« Je vais partir, Stani...
— Je le savais depuis le début, murmura le berger avec un sourire triste sous la barbe noire parsemée de gouttes irisées. Le ciel ne me ment jamais... Je vous regretterai, j'appréciais votre compagnie... Mais vous avez mal choisi votre jour : les fêtes du couronnement du nouvel empereur commencent aujourd'hui !
— Je ne peux plus attendre, poursuivit Tixu qui s'adressait autant à lui-même qu'à son interlocuteur. Je n'ai plus le temps... Je suis décidé à tenter le tout pour le tout... Je trouverai un moyen de partir d'une manière ou d'une autre. Les compagnies de transfert rouvrent ce matin. Mais quoi qu'il arrive, je ne reviendrai plus chez vous. »
Des auréoles sombres maculaient la tunique de laine de Stanislav Nolustrist, debout, songeur, sur le bord du torrent. La brise matinale jouait dans quelques mèches de sa chevelure détrempée.
« Quand quelqu'un est décidé comme vous l'êtes, l'ami, les cieux se débrouillent pour exaucer son désir... D'ailleurs, c'est parce que les étoiles m'avaient prévenu de votre départ que je vous ai quasiment obligé à prendre ce bain ! Cette eau est en effet sacrée ! Nul n'a jamais trouvé sa source et la raison en est simple : ce torrent sort directement de la bouche de Dimuta la Bienfaisante, la déesse de l'eau. Ses vertus purifiantes ont le pouvoir d'éloigner momentanément ceux qui accomplissent la volonté de Brouhaer, le démon du néant. Et vous aurez besoin de l'aide de Dimuta dans les jours qui viennent... Au fait, quel est votre vrai nom ? »
Tixu dévisagea Stanislav. La méfiance avait déserté les yeux gris-bleu de l'Orangien.
« Tixu Oty, d'Orange. Mais tâchez de l'oublier, Stani ! Si jamais les inquisiteurs mentaux entraient dans vos pensées, nous risquerions, vous et moi, les pires ennuis !
— Je me baigne chaque jour dans cette eau ! se récria le berger. Que voulez-vous qu'il m'arrive de fâcheux ? »
Si simpliste et naïve que pût paraître cette croyance, Tixu pressentit qu'elle était juste et que Stanislav Nolustrist était protégé.
« Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi... En ce qui concerne l'argent que je vous ai dépensé, je ne pense pas que je puisse...
— Par les couilles de mes mutules ! gronda le berger.
Une autre parole de ce genre et je vous balance à la flotte ! Vous allez finir par m'offenser avec cette histoire d'argent!... Mon instinct me dit qu'il y a en vous une part de divin, une part qui m'est inconnue mais dont je devine l'importance. Pensez-vous que le divin me soit redevable d'une misérable poignée de duquins marquinatins ? Je préfère croire qu'il me délivrera de quelques-unes de mes faiblesses, et elles sont nombreuses, en compensation d'un si piètre service ! ,. Et si vous rencontrez des difficultés insurmontables, sachez que vous pourrez toujours trouver refuge dans ma modeste demeure... »
Une heure plus tard, après le repas du salut à Roi d'Argent, Tixu prit congé de son hôte qui lui remit à tout hasard — « Et ne vous avisez surtout pas de refuser ! » — une somme de cent duquins marquinatins. La main calleuse de Nolustrist pressa longuement, chaleureusement, celle de l'Orangien. L'émotion qui les étreignit les priva tous les deux de l'usage de la parole.
Par le chemin empierré frôlant les précipices, Tixu franchit d'un pas allègre la distance qui séparait la maison du berger des premiers faubourgs de Duptinat. Roi d'Argent entamait sa longue course dans le ciel. Il peignait les nuages et la brume d'une couche argentine. Tixu entendit, dans le lointain, le chant nostalgique de Stanislav Nolustrist qui se répercutait de colline en colline. Il n'eut pas besoin de comprendre le sens des mots pour percevoir l'amitié et la tristesse contenues dans la voix grave et puissante du berger.
Malgré l'heure matinale, Duptinat feignait d'être en liesse. Sous la surveillance discrète mais sévère d'escouades d'interliciers en combinaison indigo et de mercenaires de Pritiv sanglés dans leur uniforme gris, une foule dense, bruyante et colorée se répandait dans les artères et les places de la capitale marquinatine.
Les passagers s'entassaient tant bien que mal dans les compartiments des ovalibus qui faisaient le plein à chaque station aérienne. Tixu crut étouffer à plusieurs reprises. Les Duptinatins participaient à la fête avec d'autant plus de zèle qu'ils craignaient les représailles féroces de leurs nouveaux maîtres dotés d'inquiétants pouvoirs psychiques. Personne n'étant à l'abri des inquisitions mentales, nul ne s'avisait de montrer un signe extérieur de désaccord ou même d'indifférence qui eût attiré sur lui l'attention des Scaythes ou des kreuziens. Les Duptinatins s'étaient donc parés de leurs plus beaux atours, et leurs visages poudrés, grimés, exprimaient une joie forcée encore plus démonstrative que s'il s'était agi de l'un des multiples carnavals locaux.
L'ovalibus volait au-dessus de lampadaires autosuspendus qui lançaient des éclairs phosphorescents sur les toits gris-bleu de la cité. Tixu descendit à la place Jatchaï-Wortling, noire de monde, au centre de laquelle, à proximité de la croix-de-feu où agonisait dame Armina Wortling, avait été dressé un immense écran-bulle holo. Il trônait sur une estrade géante recouverte d'un tissu syracusain à reflets changeants, ornée de fleurs naturelles blanches et de motifs géométriques à émulsions lumineuses. L'heure n'était pas très bien choisie pour de telles réjouissances, mais un texte nafle défilait à l'intérieur de l'écran-bulle et expliquait au bon peuple marquinatin que les astronomes impériaux avaient composé de leur mieux avec le décalage planétaire et avaient fait en sorte que chaque planète vassale du nouvel empire, selon son importance démographique, pût assister en direct au sacre de Menati Ang.
Tixu joua des épaules et des coudes pour fendre la multitude compacte, mosaïque mouvante de couleurs, de formes et de cris, traquée par une meute enragée de camelots ambulants. Il se rendit non sans mal jusqu'au pied de la croix-de-feu. Les Duptinatins s'accoutumaient rapidement à la présence des sinistres roues transparentes de l'Eglise du Kreuz et se désintéressaient du sort de celle qui avait été l'épouse du seigneur Abasky le bien-aimé. Ils effaçaient de leur mémoire les images encore fraîches du passé, s'adaptaient à la nouvelle situation avec une versatilité et une futilité sidérantes. La peur leur procurait une nouvelle occasion de rétrécir leur espace individuel.
Dame Armina avait cessé de vivre : les reliefs informes de son visage, soudé à son torse, n'exprimaient plus la souffrance mais l'apaisement. Ses orbites étaient noires et emplies de débris de chair brûlée. Ses yeux, miroirs fracassés d'une âme en partance, avaient éclaté. Ce qui restait de son corps n'était pas beau à voir : peau gondolée, lacérée, déchiquetée, plaies d'où suppurait une humeur jaunâtre, crâne fendillé sur lequel ne subsistaient que de rares touffes de cheveux comme un chaume sur une terre noircie par l'incendie. Un sentiment de compassion pour cette femme qu'il ne connaissait pas mais dont il ressentait dans sa propre chair l'abominable calvaire envahit Tixu. Il n'y avait aucune clémence à attendre du clergé kreuzien qui, avec l'appui des Scaythes inquisiteurs mentaux, pourrait désormais donner libre cours à son fanatisme aveugle et à sa rage de répression. L'Eglise commençait à semer à tous les coins de rues les corps torturés des hérétiques, de ceux dont le seul tort était de croire en d'autres possibles expressions du divin. Elle faisait payer aux autres sa propre terreur et sa propre haine des sens. Le souvenir du missionnaire de Deux-Saisons accoutré de son colancor safran sale et troué, de son emphase de prophète dérisoire qui déclenchait l'hilarité générale dans la taverne des Trois-Frères, remonta subrepticement à la surface de son esprit.
Un murmure parcourut la foule rassemblée sur la place. Une lumière blanc et or emplit l'écran-bulle, d'une hauteur de cinquante mètres. Les premières mesures d'un hymne aplymphonique retentirent par les récepteurs audio superfluides suspendus, annonçant le début de la retransmission bullovisée. Une clameur de stupéfaction émerveillée jaillit des milliers de bouches lorsque l'image holographique du nouveau palais impérial de Vénicia vint occuper toute la bulle. La splendeur et la complexité baroque du bâtiment laissaient pantois les Duptinatins, habitués à une architecture austère, fonctionnelle certes, mais, ils s'en rendaient à présent compte, lourde et sans grâce. Ils s'extasièrent bruyamment sur les innombrables tourelles blanches aux toits effilés, recourbés, couverts de fines feuilles d'optalium rose, sur la façade principale bleutée enjolivée de centaines de sculptures-lumière aux reflets subtilement assortis, sur les hautes murailles latérales où les artistes avaient disposé des tableaux à géométrie variable, sur l'herbe fuchsia et les allées de gemmes blanches du parc, sur les spuniers géants et translucides qui bordaient le perron de jaspe et de lapis-lazuli, sur les albotoès aux frondaisons multicolores, les fleurisiers écarlates, les ampasètes noir et blanc d'une sobre et suprême élégance, les jajasitiers aux larges feuilles formant une fine dentelle de cuivre et d'or, et enfin les rarissimes arborivoles dont les cimes flottantes et reliées au sol par de fines et souples lianes transparentes surlignaient de mauve cette fabuleuse luxuriance végétale. Pour la plupart des Duptinatins, massés en cette aube fraîche sur la place Jatchaï-Wortling ou en d'autres endroits de la cité, c'était le premier contact avec la civilisation syracusaine. Ils étaient subjugués, éblouis, conquis.
Les merveilles que dévoilait l'écran-bulle leur faisaient tout à coup oublier les désagréments de l'occupation de leur planète par ces mêmes Syracusains et leurs alliés. Des commentaires enthousiastes volaient d'une bouche à l'autre comme des oiseaux sautant de branche en branche. Ils relevaient les détails du palais, les nuances des sculptures-lumière, la largeur des marches brillantes de l'immense escalier principal, les formes ovale, ronde ou hexagonale des bassins de bois pourpre ou or, les motifs des colonnes de marbre blanc strié de veines bleutées, les courbes délicates, scintillantes et éphémères des jets d'eau crachés par les gueules des animaux d'optalium blanc...
Tixu fut surpris de la vitesse avec laquelle les Marquinatins se laissaient séduire, envoûter par leurs nouveaux maîtres que, quelques minutes plus tôt, ils vouaient aux dix mille diables et démons des légendes et cultes de leurs inextricables religions.
Et l'émerveillement alla croissant lorsque le cortège impérial se forma sur le vaste perron du palais. Au premier rang venait Barrofill le Vingt-quatrième, le muffi de l'Eglise du Kreuz, dont le titre s'inscrivit en lettres de feu sur la paroi convexe de la bulle. Le muffi, un vieillard ratatiné, disparaissait dans une ample chasuble violette qui dissimulait en grande partie son colancor grenat. La tiare muffiale sertie d'antiques rubis sang-de-pigeon ceignait sa tête ridée, chafouine. Il portait la crosse sacrée d'optalium doré du Berger Infaillible, le symbole du pasteur des peuples, du rassembleur des âmes, du représentant suprême du Kreuz sur les mondes de l'en-bas. L'armée pourpre et mauve des cardinaux et grands pairs de l'Eglise l'escortait en bon ordre, elle-même suivie de l'escouade noire et lugubre des hauts vicaires du palais épiscopal, des cohortes blanches et safran des évêques des missions et enfin de la nuée bleu et gris des administrateurs, des novices et des enfants du culte. Et les Duptinatins, dominés, écrasés par le gigantesque écran-relief, d'admirer sans pudeur la magnificence de cette Eglise, de s'enivrer de la vue des chatoyantes tenues ecclésiastiques en comparaison desquelles paraissaient bien ternes, bien pauvres, les robes chagrines et chichement brodées des officiants de leurs cultes, d'oublier la proximité indécente de la croix-de-feu qui avait transformé leur souveraine en une répugnante masse de chair calcinée.
La caméra de bullovision plongea ensuite sur le cortège des grands courtisans, placés selon l'importance et l'ancienneté de leur famille. Devant tant d'élégance, devant ces assortiments raffinés de couleurs, ces somptueuses étoffes dont le luxe ridiculisait leurs vêtements pourtant soigneusement choisis, les Duptinatins ne purent se retenir d'applaudir, manifestation qui aurait paru totalement déplacée sur Syracusa mais qui, sur Marquinat, était naturelle. Les joyaux étincelants, les parures fastueuses, les airs pompeux, affectés, les visages poudrés et encadrés de mèches torsadées, les démarches aériennes et la réserve compassée de ces messieurs et dames de la cour vénicienne ébahissaient le bon peuple marquinatin et, pensa Tixu, probablement tous les autres peuples de l'univers recensé.
Après les courtisans venaient les pelotons compacts des Scaythes d'Hyponéros, groupés selon leur fonction, par couleur d'acaba : blanche brodée de liserés rouges pour les protecteurs, noire pour les inquisiteurs de l'Eglise, vert tilleul pour les lecteurs profanes. Les capuchons rabattus sur leur visage dissimulaient leurs traits. Chaque formation était séparée de la suivante par des rangs serrés d'interliciers et de mercenaires de la secte de Pritiv, dont les masques blancs et rigides donnaient l'étrange impression qu'il s'agissait d'un seul et même individu multiplié à l'infini. Un frémissement d'effroi parcourut la place Jatchaï-Wortling : les Marquinatins avaient déjà eu un aperçu des redoutables pouvoirs des Scaythes.
Enfin, fermant le cortège qui se rendait en procession solennelle du palais impérial jusqu'au palais épiscopal, juchés sur une plateforme autosuspendue jonchée de fleurs luminéphèmes, encadrés de la garde impériale composée de mercenaires de Pritiv triés sur le volet et revêtus de combinaisons et de masques noirs, se tenaient le Scaythe Pamynx, grand connétable de l'empire, drapé dans son acaba bleue, et l'empereur, Menati Ang, deuxième fils de l'illustre seigneur Arghetti Ang et frère du seigneur Ranti récemment décédé. Les représentants des plus nobles familles, celles qui avaient vaincu le Comité planétaire et rétabli l'hégémonie de la noblesse, portaient l'interminable traîne de son manteau blanc et or. Des gemmes rares sertissaient par centaines son colancor indigo, pan de ciel nocturne criblé d'étoiles, et une couronne-eau immaculée ceignait sa tête. Il saluait d'imperceptibles gestes de la main la foule des Syracusains immobiles entassés derrière d'invisibles barrières magnétiques. Une voisine de Tixu affirma que son visage altier, quoique carré et un peu rude, faisait, ma foi, un fort acceptable visage d'empereur.
« Et cette longue mèche qui descend de sa tempe à son menton, vous ne trouvez pas que ça lui donne un air à la fois viril et raffiné ? » renchérit une autre.
Les yeux noirs du Ang, en gros plan sur l'écran-bulle, brillaient d'un éclat triomphal tandis qu'un sourire satisfait et carnassier se dessinait sur ses lèvres minces et teintées de vermillon.
Tixu estima qu'il en avait assez vu et décida de partir avant les assommants discours officiels. Cette mise en scène, au demeurant parfaitement orchestrée, lui semblait outrageuse et inconvenante devant la dépouille de dame Armina Wortling. De plus, le fait d'assister passivement à cette retransmission lui faisait perdre un temps précieux.
Il s'extirpa avec difficulté du magma humain. Les bullospectateurs qu'il dérangea lui décochèrent des regards courroucés, venimeux. Il s'engagea au hasard dans une ruelle. Partout, sur les places, à chaque intersection de rues, dans chaque venelle, dans chaque traboule, les écrans-bulles, plus ou moins volumineux selon l'importance des lieux, répercutaient l'image du sacre comme autant de tableaux vivants à la lumière savamment distillée. Partout il rencontra des regards hypnotisés, rivés sur les bulles, des têtes levées, des corps immobiles. Duptinat s'était peuplée de fantômes.
Il déboucha sur une large avenue bordée d'aughineux. Il se laissait machinalement porter par ses pas. Il lui fallait maintenant se mettre en quête d'une agence de voyages. Les cent duquins qu'il avait en poche n'étaient pas suffisants, et de loin, pour acheter un transfert, mais s'il savait faire preuve de la même force de persuasion qu'Aphykit dans sa propre agence de Deux-Saisons, il parviendrait peut-être à fléchir un employé.
Une voix de femme l'apostropha :
« Tixu!... Tixu Oty ! Ça alors!... Eh, Tixu ! »
Il se retourna. Après un moment d'hésitation il reconnut la silhouette de Babsée Obraillène, sa compagne et accessoirement maîtresse du stage de formation de la C.I.L.T. sur Oursse. Il n'eut pas besoin de l'observer longtemps pour se rendre compte que le fruit vert et acide qu'elle était alors, avec ses joues rebondies et fermes et son corps juvénile, avait trop tôt mûri. Elle s'était desséchée, racornie, avait sacrifié ses longs cheveux châtains, cette chevelure où s'accrochaient encore des lambeaux de l'enfance. Elle les avait coupés ras, en brosse, et les avait teints en noir, comme pour durcir son visage. Elle s'était épaissie, condensée, et bien qu'elle portât un élégant ensemble issigorien, veste et jupe fendue blanche, elle s'était dépouillée de sa grâce aérienne d'autrefois. Dans ses yeux noisette, jadis pétillants et sans cesse en mouvement, ne brillaient plus les étincelles de malice enjouée qui faisaient d'elle une compagne agréable et recherchée.
Parvenue à sa hauteur, elle esquissa un sourire timide.
« Toujours aussi bavard, hein!... Eh bien, dis quelque chose!... Tu ne me reconnais pas ? »
Sa voix elle-même avait perdu cette verdeur acide dont Tixu s'était maintes fois moqué pendant le stage : elle se voilait à présent d'aigreur. Mais en réalité, ce qui surprenait le plus l'Orangien, c'était que cette apparition soudaine et apparemment fortuite de Babsée coïncidait de manière étrange avec les souvenirs que l'antra avait fait remonter à la surface de sa mémoire les jours précédents. C'était comme si le son de vie l'avait préparé à cette rencontre.
« Salut, Babsée ! dit enfin Tixu, sortant de sa torpeur. Qu'est-ce que tu fabriques ici ?
— Ce serait plutôt à moi de te demander ça ! répondit-elle d'un ton agressif. Si je suis ici, c'est tout simplement que je suis responsable de l'agence de Duptinat.
— Alors, comme ça, tu as été mutée sur Marquinat... Les choses ont l'air de bien marcher pour toi... »
Même en essayant de se replacer dans le contexte d'Oursse, Tixu ne ressentait aucune émotion et ne comprenait pas ce qui avait pu l'attirer chez cette fille.
« Ouais, pas mal ! Ici, à Duptinat, ça va plutôt bien... J'ai pratiquement récupéré toute la clientèle des hommes d'affaires en transit dans le secteur. D'ailleurs, il faut que j'y aille : c'est l'heure universelle d'ouverture des agences de la région Grand Est... Et tu sais comme moi que la Compagnie déteste qu'on soit en retard ! La direction a tenu à ce qu'on ouvre dès la levée du décret de réquisition... On ne risque pas d'avoir grand monde, c'est le jour du sacre impérial. »
Tixu se dit qu'il avait peut-être trouvé la solution à son problème.
« Je t'accompagne si tu veux, proposa-t-il à Babsée.
— Bonne idée ! Je te ferai visiter l'agence. Et puis on pourra reparler du bon vieux temps. Six ans standard, un sacré bail, hein ? J'espère que je vais bientôt changer d'affectation. J'en ai ma claque de Duptinat ! Les gens sont sympas mais un peu ploucs, si tu vois ce que je eux dire... Des paritoles, comme disent les Syracusains. D'ailleurs, j'ai demandé ma mutation à Vénicia, là où tout se passe. Mais je n'y crois pas trop, je suis un peu jeune dans la Compagnie pour prétendre aux meilleurs postes. »
Tout en cheminant d'un pas rapide en direction de 1 agence C.I.L.T., située quelques rues plus loin, ils devisèrent de tout et de rien. Il apprit qu'elle avait failli se marier avec un gros négociant d'Orange — « Comme toi, il aurait été mon deuxième Orangien ! » Mais elle s'était rétractée au dernier moment car ce mariage aurait constitué une entrave à son avancement dans la hiérarchie de la Compagnie — « Tu sais comment ils sont à la direction, ils considèrent que les employés n'ont pas besoin d'autre famille que la C.I.L.T. » Tixu sut également tout de la stratégie commerciale de Babsée, du pourquoi et du comment elle s'y prenait pour rafler la clientèle des autres compagnies — « Et toi, comment est-ce que tu fais ?... » — , de ses incessantes bagarres avec la direction — « Elle hésite trop à investir dans un matériel moderne ou, disons, moins archaïque, et de nos jours, arriver complètement à poil, ça ne fait pas très sérieux ! La boîte y perd de sa crédibilité, tu ne trouves pas ? » Aux questions qu'elle ne manqua pas de lui poser Tixu fournit des réponses tellement évasives qu'il ne réussit qu'à aviver sa curiosité. Il tenta de s'en sortir en prétextant un passage éclair sur Marquinat, une simple étape pour un transfert sur Orange où il souhaitait aller rendre une dernière visite à son oncle et tuteur gravement malade.
« Par déremat privé... Ç'aurait été trop long de passer par la voie hiérarchique de la Compagnie...
— Mmouais, enfin, ça te regarde, murmura-t-elle avec une lueur de scepticisme dans le regard. Ton ami, là, celui qui possède ce déremat il doit avoir le bras long... ou être complètement inconscient ! Toutes les bécanes privées ont été confisquées à leur propriétaire. Quant aux bécanes des compagnies, elles sont maintenant toutes reliées à un mémodisque central installé au siège de Vénicia... Le résultat, c'est que ça a entraîné une baisse sensible de la clientèle. C'est la même chose sur Deux-Saisons ?
— Euh... oui, bien sûr, bredouilla Tixu.
— Ils sont curieux, ces types, les Scaythes. On ne peut rien leur cacher. Il vaut mieux être leur allié, tu ne crois pas ? »
Tixu changea de sujet. Il s'étendit en long et en large sur le climat de Deux-Saisons, sur la pluie incessante, sur les lézards des fleuves, sur les Sadumbas, sur la forêt profonde et sur la taverne des Trois-Frères.
Ils arrivèrent en vue de l'agence. Le champ bleuté et grésillant du volet magnétique brillait entre deux aughineux. L'immeuble droit et gris ne se distinguait des autres que par l'enseigne holographique et clignotante C.I.L.T. (celle-ci avait quatre lettres sur quatre, c'était probablement l'agence la mieux tenue de l'univers connu et inconnu !) enchâssée sous le dôme de tuiles bleues. Babsée s'immobilisa soudain devant le boîtier de reconnaissance d'empreintes A.D.N., fixé sur le montant de la vitrine, et enfonça son regard dans celui de Tixu.
« Bon, maintenant arrête de déconner et de me prendre pour une idiote ! lâcha-t-elle d'une voix sèche. Pour passer de Deux-Saisons sur Orange, on ne prend pas Marquinat comme relais ! Ça fait même un sacré détour ! Figure-toi, Tixu Oty, que quand on s'est quittés à la fin du stage, j'ai pris le temps de regarder sur une carte holo pour savoir où se trouvait cette fichue planète de Deux-Saisons ! Alors maintenant, soit tu me fais confiance et tu me dis tout, soit tu fous le camp ! »
Tixu comprit qu'il risquait de tout perdre en continuant de s'enferrer dans ses mensonges et qu'il valait mieux entrer dans le jeu de l'Issigorienne.
« Ce serait trop long à t'expliquer, Babsée. En gros, j'ai plaqué l'agence. J'ai atterri ici par hasard et je n'ai pas assez d'argent pour payer un nouveau transfert... Pourtant, il faut que je parte ! C'est très important... »
Babsée le dévisagea sans se départir de son air sceptique. Tixu eut l'impression que ce qu'il venait de raconter à l'Issigorienne lui paraissait trop gros pour être vrai.
« T'as plaqué la Compagnie ? s'exclamat-elle, incrédule. Comme ça, sans prévenir?... T'es complètement dingue ou inconscient, ou les deux ! Tu sais ce que c'est que d'avoir un inspobot sur le dos ? Il ne te lâchera jamais ! Il a tes coordonnées cellulaires ! Tu peux être sûr qu'il te retrouvera et qu'il te ramènera par la peau du cul... même si tu te terres sur les mondes non recensés, dans les confins... »
Elle réagissait comme une employée parfaitement conditionnée, comme un bon petit soldat.
« Possible, mais je n'ai plus le choix, dit Tixu. Est-ce que... tu peux m'aider ? »
Elle tira nerveusement sur ses courtes mèches noires. « Je ne sais pas... Entrons dans l'agence. L'heure de l'ouverture va bientôt sonner et le moment n'est pas franchement idéal pour attirer l'attention de la direction ! »
Elle glissa ses doigts dans le boîtier de reconnaissance A.D.N. Le volet magnétique se dissipa et la porte disposée sur le côté de la vitrine s'ouvrit automatiquement. Ils pénétrèrent dans l'agence juste au moment où la voix synthétique de l'hôtesse retentissait par le canal interne A.S.F. de la Compagnie. L'agence de Duptinat était composée de plusieurs pièces en enfilade, claires, propres, sobrement meublées. Elle soutenait sans problème la comparaison avec le bureau sordide de Deux-Saisons.
« Planque-toi dans un coin ! ordonna Babsée, nerveuse, irritée. Les caméras-témoins vont se déclencher et je ne tiens pas à être vue avec toi ! J'ai opté pour le contrôle bullovisé permanent. Comme je veux grimper vite les échelons, je ne tiens pas à ce que la direction pense que j'ai quelque chose à lui cacher. Mets-toi là, juste entre la vitrine et la porte. C'est un angle mort. » Tixu se colla bien sagement le long de l'étroit pan de mur. Babsée s'assit derrière son bureau fonctionnel et noir. Elle se mordilla les lèvres et son front se couvrit de rides horizontales et verticales. L'Orangien suspendit sa respiration lorsqu'il décela le léger ronronnement des caméras de bullovision enchâssées dans les niches plafonnières en trompe-l'œil.
Le silence se prolongea pendant de longues minutes. L'attention de Tixu se dirigea spontanément vers le bruissement de source, vers l'antra. Comme dans l'ovalibus quelques jours plus tôt, il ne distingua plus l'apparence de Babsée mais la Babsée réelle, celle qui tentait de se dissimuler sous son personnage public. Il comprit que la transformation physique de la jeune femme qui, du stade de bouton non éclos était directement passée à celui de fleur fanée, avait été générée par son adhésion sans restriction aux valeurs de la Compagnie. Babsée avait fait le sacrifice de sa vitalité débordante, de sa jeunesse triomphante à la C.I.L.T., et cette dernière, pieuvre invisible et omniprésente dont chaque tentacule, chaque ramification, la maintenait fermement rivée à son grand corps hiérarchisé, la vidait peu à peu de toute sa substance vitale. C'est ce qui expliquait ce teint déjà cireux, parcheminé, cette mine renfrognée, ces yeux éteints, endormis, presque morts. Babsée Obraillène était en train de dépérir de l'intérieur. Elle en était consciente mais ne savait plus comment s'en sortir. Si tel était le sort réservé à chaque employé de la Compagnie — et c'était une explication possible de son inertie autodestructrice sur Deux-Saisons —, Tixu se dit qu'alors il avait eu de la chance, beaucoup de chance, de croiser la route de la belle Aphykit de Syracusa.
Babsée se pencha sous le bureau, d'où elle réapparut une poignée de secondes plus tard.
« Bon écoute : je viens de déconnecter le circuit de surveillance en simulant une panne... Ça nous laisse un peu plus d'un quart d'heure. Les vérificateurs automatiques n'entrent en action qu'au bout de dix minutes d'interruption. Alors faisons vite : où veux-tu aller ? »
Tixu s'extirpa de sa zone d'ombre et se rapprocha du bureau.
« Sur Selp Dik.
— La planète de l'Ordre absourate?... Ouais, c'est possible... Le problème, c'est que chaque transfert est automatiquement enregistré au siège central et que maintenant les coordonnées sont transmises au mémodisque central de l'interlice sur Syracusa. De plus, si l'argent correspondant au voyage n'est pas instantanément versé sur le compte bancaire de la Compagnie, les inspobots se mettent immédiatement en action... Ce n'est pas simple ! Qu'est-ce que tu proposes ?
— Il reste une seule solution : simuler aussi l'entrée de l'argent sur le compte... Le temps que le bureau des contrôles réagisse, ça laisse une journée pour se retourner et fabriquer une histoire plausible... Je suis déjà grillé : tu n'auras qu'à dire que je t'ai menacée avec une arme ou un truc du même genre...
— Ouais, c'est quelque chose qui peut coller, marmonna l'Issigorienne avec une petite moue dubitative. J'y avais déjà pensé... »
Tixu se pencha sur le bureau et ficha son regard dans celui de Babsée.
« Tu peux faire ça pour moi ? »
Gênée, la jeune femme détourna les yeux et s'absorba dans ses pensées.
« Bon Dieu, t'es toujours aussi bouché, toi ! explosa-t-elle soudain. Je viens de te dire que les bécanes sont sous contrôle de l'interlice ! La boîte a été autorisée à conserver ses appareils à la seule condition que les coordonnées complètes des transferts — nom du passager, contrôle A.D.N., destination — soient simultanément transmises au central des flics !
— Il n'y a qu'à leur donner de fausses coordonnées, suggéra Tixu.
— Facile à dire ! Toi, tu es passé de l'autre côté ! Tu es un renégat... Tu as vu les croix-de-feu ? Elles sont chaque jour plus nombreuses à Duptinat. Eh bien, figure-toi que je ne tiens pas, mais alors pas du tout, à finir rôtie dans l'une de ces bouilloires publiques ! C'est pourtant ce qui risque de m'arriver s'ils découvrent que j'ai aidé un type à passer clandestinement sur la planète de l'Ordre absourate. Qui plus est, un employé de la Compagnie formé au même stage que moi ! Je ne sais pas et je ne veux pas savoir ce qui t'a poussé à te foutre dans un tel merdier, mais je doute que ce soit pour des raisons avouables... Pas vrai ?
— Je comprends, Babsée, murmura Tixu avec une pointe de dépit. Si tu ne veux pas compromettre ton plan de carrière, il vaut certainement mieux que tu restes à l'écart... Laisse-moi au moins te rassurer sur un point : les croix-de-feu sont réservées aux hérétiques... » Un silence pesant s'installa entre eux. Les yeux noisette de Babsée voltigèrent d'un point à l'autre de la pièce comme des papillons pris au piège. Tixu pensa qu'il n'y avait plus grand-chose à attendre d'elle et que, même, il lui en avait trop dit. Elle avait atteint le point de non-retour, elle était devenue un clone de la C.I.L.T., quelqu'un qui faisait passer ses intérêts et ceux de la Compagnie avant les sentiments. C'est pourquoi il fut très surpris de l'entendre dire :
« Les vérificateurs vont se déclencher et je vais devoir reconnecter les caméras. Je ne peux pas simuler une seconde panne dans l'immédiat, ça éveillerait les soupçons... De ton côté, tu ne peux pas rester là, des clients risquent de se pointer d'un moment à l'autre. Voici ce que nous allons faire : tu vas aller te balader en ville et tu reviendras en début d'après-midi. Je déclencherai une nouvelle panne de surveillance... et je te ferai passer sur Selp Dik. On tâchera de te dénicher une identité acceptable dans mon fichier clients... Rendez-vous à vingt-neuf heures locales. Et maintenant, fous le camp avant que je regrette cette connerie ! »
Tixu examina l'Issigorienne dont les yeux fuyants, transpercés de fulgurants éclats de lumière, trahissaient une furieuse bataille intérieure dont il ne parvint pas à deviner l'issue. Elle avait été trop proche de lui dans le passé, il l'avait désirée, il l'avait embrassée, il l'avait caressée, il avait pénétré sa chair. Les souvenirs n'étaient pas encore tout à fait effacés, les odeurs, les sensations entremêlées altéraient sa discrimination, obstruaient le sentier de son intuition. Dans le doute, il décida de faire confiance à Babsée, au nom de ce début d'affection qui les avait unis, au nom de ce corps juvénile et maladroit qui lui avait permis d'oublier parfois sa solitude et le climat glacial de la planète Oursse. « Merci, Bab, et à tout à l'heure, dit-il simplement. — Ouais... N'oublie pas : vingt-neuf heures locales. »
Tixu déambula une bonne partie de la matinée entre les groupes de badauds suspendus aux écrans-bulles qui flottaient dans les rues, sous les tentures-eau aux formes changeantes et les bannières or et blanc du nouvel empire.
Duptinat était paralysée, hypnotisée par ces images holographiques que la bullovision lui jetait en pâture. Les Marquinatins écoutaient de toutes leurs oreilles les discours fleuris et interminables des nouveaux dignitaires de l'empire, cette musique lancinante et doucereuse qui annonçait crânement l'avènement de l'âge d'or, d'une ère de prospérité et de paix sans précédent dans l'histoire des mondes recensés, pour peu, bien entendu, que les peuples de l'ancienne Confédération, cette organisation rétrograde et injuste, comprennent rapidement où se situaient leurs intérêts.
Le muffi Barrofill le Vingt-quatrième prononça une violente diatribe et se répandit en anathèmes contre les ennemis de la religion. Le Verbe Vrai ne tolérait aucun schisme, aucune déviation, aucune hétérodoxie, aucune hérésie, et les représentants du Kreuz sur les mondes de l'en-bas avaient le devoir de châtier sans pitié les impies, les incroyants, les apostats et autres païens...
L'Orangien croisa une patrouille d'interliciers et de mercenaires de Pritiv, rails de leur lance-disques découverts sur leur avant-bras. Ses entrailles se pincèrent, mais l'antra, le serpent vigilant, déroula ses anneaux sonores, chassa son appréhension et recréa aussitôt le calme dans son esprit.
Vers vingt-trois heures, il dut presque supplier un marchand ambulant de bien vouloir lui servir un peu de nourriture. L'autre, agacé, lui jeta de mauvaise grâce trois galettes à moitié cuites sur l'étal de bois huileux et se replongea corps et âme dans la contemplation du petit écran-bulle stabilisé un mètre au-dessus de sa tête.
Roi d'Argent atteignit son zénith et Cheval de Feu, son successeur roux et flamboyant, décocha ses premières flèches de feu à l'horizon. Une horloge murale indiquait vingt-huit heures. Tixu reprit le chemin de l'agence. Les ovalibus atterrissaient et décollaient à vide des stations aériennes désertes.
Au fur et à mesure qu'il progressait, une voix intérieure s'éleva en lui et le pria de rebrousser chemin. Il l'étouffa sans ménagement : il n'envisageait pas d'autre solution que celle proposée par Babsée. Il bouillait d'une telle impatience de gagner Selp Dik qu'il se refusait catégoriquement à renoncer au dernier moment. Il pressentait qu'un nouveau délai signifierait la ruine totale et irrémédiable de ses espoirs déjà chancelants. Les ruelles qui jouxtaient le large boulevard où se trouvait l'agence étaient peu fréquentées. N'y déambulaient que quelques silhouettes pressées, furtives, discrètes.
Sa voix intérieure refit surface, comme la sirène d'une alarme tenace qui retentit et s'amplifie lorsque le danger se précise. Tixu la refoula pour la deuxième fois mais ralentit inconsciemment sa marche. Tout à coup, les rues ne lui parurent plus aussi neutres, aussi vides qu'avant. Il se sentit environné de présences invisibles et menaçantes. Son pouls et sa respiration s'accélérèrent.
Arrête-toi ! ordonna sa voix intérieure.
Cette fois-ci, il lui obéit et se plaqua contre le mur gris et raboteux d'un immeuble. De cet endroit il apercevait les aughineux bordant le boulevard ainsi que les lettres clignotantes du dôme de l'agence qui transperçaient les frondaisons ajourées des arbres géants. Il demeura indécis, immobile contre le mur, et ferma machinalement les yeux. L'antra expulsa immédiatement ses pensées parasites. Le signal d'alarme continua de retentir dans son organisme et de l'inciter à la panique, mais il résista à la folle tentation de rouvrir les yeux et de prendre la fuite. Son corps le suppliait de partir et l'antra le contraignait à rester sur place. Il eut la sensation de se dédoubler, de se fractionner, de se séparer de lui-même.
Puis des images d'une précision étonnante apparurent dans son sanctuaire de silence. Il se retrouva subitement dans l'agence de Babsée. Pourtant, son corps n'avait pas bougé de la rue. L'Issigorienne était assise derrière son bureau noir. Son calme apparent était démenti par les coups d'œil fréquents et furtifs qu'elle jetait à l'acaba vert tilleul statufiée entre la porte et la vitrine, à l'endroit même où Tixu s'était tenu quelques heures plus tôt. La tête du Scaythe d'Hyponéros disparaissait sous l'ample capuchon de son vêtement.
Comme une caméra autoguidée, Tixu glissa dans l'autre pièce et découvrit des mercenaires de Pritiv tapis derrière la porte. Il entendait également tous les bruits amplifiés, la respiration saccadée de Babsée, le tapotement de ses doigts sur le bois du bureau, le froissement de ses cuisses qui se croisaient et se décroisaient sans cesse... La jeune femme, de plus en plus nerveuse, regarda la pendule et s'adressa au Scaythe lecteur :
« Il ne devrait plus tarder... »
Une voix métallique sortit du capuchon de l'acaba :
« Vous en êtes sûre ? En ce cas, je ne comprends pas pourquoi je n'arrive pas à détecter sa présence... Vous ne m'avez pas menti pourtant. Curieux ! Il y a peut-être de la sorcellerie là-dessous.
— C'est possible, murmura Babsée, mal à l'aise. Il veut se rendre sur Selp Dik, chez les chevaliers absourates...
— Ces maudits hérétiques recevront bientôt le sort qu'ils méritent, dit le Scaythe d'un ton monocorde. Si vos informations se vérifient, damoiselle, il y a de fortes chances pour que vous obteniez votre mutation à Vénicia plus tôt que prévu. »
Babsée eut un drôle de sourire, à la fois satisfait et amer, tandis que d'intermittentes lueurs de désespoir s'allumaient dans ses yeux noisette.
Un crissement métallique retentit quelque part à proximité de Tixu. Il recouvra aussitôt sa perception sensorielle, physique, de la rue. Il ouvrit les yeux et aperçut le rail scintillant d'un lance-disques qu'un mercenaire de Pritiv pointait sur lui une vingtaine de pas plus loin. Ses glandes surrénales libérèrent une violente décharge d'adrénaline. Une voix nasillarde jaillit de la fente buccale du masque blanc :
« Bouge pas ! »
Tixu observa rapidement la disposition des lieux. La plus proche intersection n'était qu'à dix mètres, à l'angle de l'immeuble auquel il s'était adossé. D'autres mercenaires, alertés par le cri de leur complanétaire, débouchaient déjà des ruelles adjacentes. Quelques badauds fourvoyés, effrayés par ce soudain branle-bas de combat, ces bruits de pas précipités, ces glapissements stridents, se figèrent sur place. L'étau se resserrait très vite sur Tixu dont la respiration se suspendit. Il laissa encore s'approcher les mercenaires puis il contracta les muscles de ses jambes, se rua vers l'intersection et se jeta dans la première traboule qui s'ouvrait sur sa droite. Un disque tournoyant vint percuter le mur, écailla le crépi gris et retomba en vibrant aux pieds d'un passant terrifié. Tixu s'abstint de regarder derrière lui, remonta en courant la courte traboule puis s'engagea dans une ruelle sinueuse. Il perçut les cris et la cavalcade des mercenaires lancés à ses trousses. Il bouscula sans ménagement quelques piétons solitaires, fendit des grappes de spectateurs pendues aux écrans-bulles. Il bifurqua à gauche, à droite, encore à gauche, enfila les rues au petit bonheur jusqu'au moment où, exténué, les poumons en feu, il dut s'arrêter pour reprendre son souffle sous l'auvent d'une boutique dont la vitrine regorgeait de figurines sculptées et d'objets sacrés des cultes marquinatins traditionnels. Il s'aperçut alors que sa fuite éperdue l'avait conduit tout droit dans la rue de l'Orfèvrerie-Sacrée.
Son pouls affolé martelait sa poitrine et ses tempes. Il prêta l'oreille mais ne décela plus aucun bruit. Il pensa qu'il avait réussi à semer les mercenaires. Il ignorait que ces derniers avaient renoncé à le courser dans le labyrinthe des vieilles ruelles duptinatines. Ils n'avaient nul besoin de se presser : ils avaient transmis ses coordonnées olfactives à une sonde automatique et l'avaient lancée sur ses traces. Un limier lent mais infaillible. Ils savaient que la petite soucoupe noire et ronronnante qui volait un mètre au-dessus du sol et qui épousait chaque méandre du parcours du fugitif les amènerait tôt ou tard à leur proie.
Tixu repéra l'atelier de Géofo Anidoll. Il constata que les volets de bois étaient ouverts et que seule la boutique restait close. L'ancien correspondant de Long-Shu Pae était de retour plus tôt que prévu. L'Orangien, toujours essoufflé, n'hésita pas. Il traversa la rue d'un pas décidé et, au lieu de sonner comme lors de sa première visite, tourna la poignée manuelle de la porte d'entrée qui s'ouvrit sans résistance. Il pénétra silencieusement dans le corridor sombre de la maison. La porte de bois massif grinça sur ses gonds en se refermant. Une voix féminine provenant d'une pièce du fond le héla :
« C'est vous, Joab-Ty ? »
Tixu emprunta un couloir plongé dans la pénombre, imprégné des amères odeurs de métal en fusion et de cire à statue. Il déboucha dans l'atelier, une longue verrière attenant à la maison. Au fond, une baie vitrée était ouverte sur une petite Cour intérieure délimitée par un mur de pierre blanche. La lumière du jour entrait à flots, éclaboussait les épais panneaux vitrés translucides de teintes argentées ou mordorées.
Deux femmes s'affairaient en silence au milieu d'une armée figée de statuettes et de pièces d'orfèvrerie que les larges rayons de Roi d'Argent et de Cheval de Feu criblaient d'éclats scintillants. Elles surveillaient attentivement les évolutions d'un automate aspirateur de poussière et de débris, un robot ventru et difforme dont elles programmaient le plan de travail sur une console portable. De temps à autre, elles étaient obligées de libérer manuellement et de repositionner l'un de ses tentacules souples coincé sous une étagère. Elles n'étaient pas très jolies : courtaudes, épaisses, dotées de visages ronds et disgracieux et de chevelures ramenées en chignons qui accentuaient leur air sévère, rébarbatif, vêtues de grossières robes taillées d'une seule pièce dans un pan de toile amidonnée. Elles se ressemblaient trait pour trait, comme deux fruits d'un même arbre. Le robot glouton débarrassait minutieusement chaque objet de sa poussière ou de ses taches d'humidité. Il émettait un chuintement étouffé qui se transformait en sifflement aigu dès qu'un tentacule s'aventurait dans un recoin d'où il ne pouvait plus se dépêtrer. Son tronc lisse était alors le jouet d'une violente colère que seules les mains agiles des femmes parvenaient à calmer.
Elles ne remarquèrent pas la présence de Tixu jusqu'à ce que l'une d'elles, saisie d'un brusque pressentiment, relève la tête et l'aperçoive, debout dans l'embrasure de la porte de l'atelier. Ses yeux pâles, délayés, s'agrandirent de terreur. Elle fit trois pas en arrière et s'emberlificota dans les tentacules de l'automate qui se mit à siffler comme une hydre de légende. L'autre eut une réaction similaire : une peur démesurée s'afficha sur sa face lunaire. Elle réussit cependant à hoqueter :
« Qui... qui êtes-vous ?
— Connaissez-vous l'orfèvre Géofo Anidoll ? demanda l'Orangien d'une voix forte pour dominer le raffut produit par le robot.
— Pourquoi ? Qu'est-ce que vous lui voulez ? rétorqua la femme, sur la défensive. Et puis on n'entre pas comme ça chez les gens ! »
Tixu sourit aimablement. Il ne fallait surtout pas effaroucher ses interlocutrices : le moindre courant d'air aurait probablement suffi à les terroriser.
« Veuillez me pardonner. J'ai sonné mais vous ne m'avez sans doute pas entendu, expliqua-t-il calmement. Je voudrais parler à Géofo Anidoll. Une affaire urgente et très importante.
— Nous sommes ses filles, aboya la femme dont la mine, déjà revêche, se renfrogna encore davantage. Vous arrivez trop tard, monsieur, notre père a été arrêté ce matin par ces... »
La moue de mépris qui affleurait sur ses lèvres s'estompa. Elle se rendait compte qu'elle était sur le point de dévoiler ses sentiments à un inconnu dont elle ignorait totalement les intentions.
«... Par ces hommes masqués de blanc. Ce matin, au retour de sa tournée mensuelle des ateliers provinciaux... »
La seconde femme se dégagea des tentacules du robot. Le vacarme cessa instantanément.
« Papa était à peine descendu de la première navette de l'aube qu'ils lui ont mis le grappin dessus ! renchérit-elle en refoulant ses larmes. Nous étions à l'aérotube quand ça s'est passé. Nous n'avons plus aucune nouvelle de lui... Pourquoi désirez-vous le voir ? »
L'arrestation de l'orfèvre n'arrangeait pas les affaires de Tixu. Elle expliquait en tout cas l'atmosphère lugubre qui planait sur la maison et la nervosité de ses deux filles,
« Je venais lui souhaiter le bonjour d'un vieil ami à lui, reprit l'Orangien. Peut-être le connaissez-vous ? Son nom est Long-Shu Pae. »
Elles se lancèrent un bref coup d'œil en coin.
« Le... chevalier ? » murmura celle qui paraissait la plus âgée.
Tixu perçut dans le son de sa voix un léger revirement d'attitude à son égard, comme si elle se décidait enfin à classer ce visiteur importun dans la catégorie de ses alliés.
« Oui, c'est cela, le chevalier de l'Ordre absourate, appuya l'Orangien.
— Nous ne le connaissons pas personnellement, mais papa nous a souvent parlé de lui, déclara la plus jeune. Il lui vouait une admiration sans bornes. L'avez-vous rencontré récemment ?
— Il y a quatre jours, sur Point-Rouge. C'est lui qui m'a donné votre adresse... Je dois me transférer immédiatement sur Selp Dik, la planète de l'Ordre, et le chevalier m'a certifié que votre père possédait un déremat... une machine à voyager par transfert de cellules. Une antiquité, paraît-il, mais qui pourrait peut-être rendre un ultime service... On ne vous l'a pas réquisitionnée au moins ?
— Vous voulez sans doute parier de cette grosse boule noire qui traîne dans le grenier ? dit la plus âgée. Elle est toujours là mais ça fait des années qu'elle n'a pas fonctionné ! Quand nous étions petites, c'était notre maison de jeux.
— Pouvez-vous me conduire jusqu'à cette machine, s'il vous plaît ? demanda Tixu, masquant de son mieux l'excitation qui le gagnait. Le temps presse et l'enjeu est très important ! L'arrestation de votre père prouve que nous devons agir vite ! Je suis spécialiste des machines de transfert. Il ne me faudra qu'une minute pour savoir si elle est toujours en état de marche. »
Elles se consultèrent une nouvelle fois du regard. Chacune guettait l'approbation sur le visage de l'autre.
« Venez ! Montons au grenier ! Elle n'en a jamais bougé depuis plus de vingt ans ! »
Les doigts de la plus jeune pianotèrent sur la console. Les interminables tentacules souples du robot vinrent sagement se nicher dans son tronc cylindrique.
« Je suis Isalica. Elle, c'est Sofrène, ma cadette de trois ans.
— Si cela ne vous dérange pas, je préfère ne pas vous donner mon nom, dit Tixu. Ce n'est pas un manque de courtoisie : je ne voudrais pas que vous ayez des ennuis à cause de moi...
— Nous comprenons très bien. Venez ! »
Ils gravirent un escalier en colimaçon dont la bouche s'ouvrait sur un couloir sombre reliant la boutique à l'atelier. Les marches inégales et branlantes étaient plongées dans une obscurité opaque. Le bois vermoulu gémissait sous leurs pas. Tixu trébucha à trois reprises mais il se rattrapa à la rampe scellée dans le mur.
Sur le palier du grenier, Isalica émit un sifflement prolongé. Une bulle flottante sensitive s'emplit de lumière blanche et révéla l'invraisemblable capharnaüm qui régnait sous les combles : bric-à-brac de poupées désarticulées — les fameuses sisotes —, antiques meubles éventrés, fripes lacérées, lambeaux de tissu, pots de cire à statue, pinceaux usés, boîtes à émulsions lumineuses... Une multitude de clous rouillés ou de petits blocs de bois, dont certains avaient visiblement servi à familiariser des mains enfantines avec la sculpture, jonchaient une moquette bleue usée jusqu'à la trame. Une odeur de poussière et de moisissure imprégnait l'air confiné. La lumière crue de la bulle flottante étirait les ombres sur les murs bas et les chevrons apparents tendus de toiles d'araignées.
« Papa voulait que nous devenions orfèvres comme lui, mais nous n'étions vraiment pas douées ! dit Sofrène.
— Ça ne serait pas du luxe d'envoyer Pho-Pho — c'est le surnom du robot — faire un petit séjour ici ! » ajouta Isalica.
Elle poussait du pied des monceaux de déchets métalliques. Le faisceau de la bulle caressait délicatement le flanc lisse et rebondi d'une sphère noire tapie dans un recoin de la mansarde.
« Voici la machine ! »
Elle était à demi enfouie sous des cartonnages grossièrement empilés sur lesquels s'étalaient, en lettres rouges recouvertes d'un linceul de poussière, les noms et les adresses des fournisseurs de l'atelier. Au premier regard, Tixu vit qu'il s'agissait effectivement d'un matériel obsolète dont le paramétreur ne possédait pas la précision macrométrée des déremats modernes. Avec une machine de ce genre, il avait à peu près une chance sur deux d'être rematérialisé dans l'espace, où il se volatiliserait en une pluie de microparticules, et, au cas où elle se déciderait à le transférer sur Selp Dik, neuf chances sur dix d'arriver n'importe où, aussi bien dans une rue que sur le toit d'une maison, ou encore dans l'océan qui recouvrait les neuf dixièmes de la planète.,. Il s'approcha de la sphère et posa les mains sur son ventre rebondi.
« Pouvez-vous diriger la bulle sur le hublot ? » demanda-t-il à Isalica.
Guidée par les sifflements de la fille de Géofo Anidoll, la bulle traversa le grenier, se stabilisa au-dessus de la machine et éclaira un infime renflement de verre. Les fabriquants des premiers modèles de déremats n'avaient pas jugé bon d'installer des sas latéraux. Il fallait donc faire un peu de gymnastique pour se glisser dans la cabine de transfert. Tixu dégagea les barreaux de l'échelle de montée enfouie sous un amoncellement de cartons pliés. La poussière s'infiltra dans ses narines et dans sa gorge. Il se hissa jusqu'au sommet de la machine et déverrouilla le hublot qui se dressa à la verticale.
Un hurlement transperça brusquement les murs et le toit de la maison. « Isalica ! Sofrène ! Les hommes en gris ! Ils sont là ! Ils... » Les cris s'étranglèrent en un râle prolongé.
« C'était la voix de Joab-Tv, notre voisin ! murmura Isalica, livide. Mon Dieu, que nous veulent-ils ?
— Ce n'est pas pour vous qu'ils viennent mais pour moi, souffla l'Orangien. Ils m'ont retrouvé. Je croyais bien les avoir semés ! Dites-leur que je vous ai forcées à m'aider ! Merci et adieu. » il engagea ses jambes et ses hanches dans le tube de descente de la cabine. Puis il s'engouffra tout entier dans les entrailles du vieux téléporteur. La bulle flottante se vidait de son énergie et il ne voyait pratiquement plus rien. Tâtonnant, se cognant la tête aux arêtes métalliques, il parvint à localiser le programmateur, un clavier aux touches circulaires et dorées directement relié au mémodisque de désintégration sans passer par le circuit électronique de vérification. Impossible de contrôler le bon fonctionnement de la reconstitution cellulaire. La machine pouvait très bien ne rematérialiser qu'une partie de son corps ou encore mélanger les données. Il avait déjà vu, sur une vidéholo qu'un instructeur avait passée aux stagiaires sur Oursse, ce que donnait un transfert partiel : des corps difformes, méconnaissables, monstrueux... Mais il n'avait pas d'autre choix que de courir le risque.
Il appuya sur le loqueteau de commande manuelle du programmateur et attendit que les instructions de saisie des données apparaissent sur l'écran bombé et noir. Il n'avait que de vagues souvenirs des coordonnées spatiales de Selp Dik. Il se maudit de sa stupidité : il aurait dû aller se rafraîchir la mémoire dans une agence touristique ou dans un institut géostellaire.
La meute s'introduisit dans la boutique, puis dans l'atelier. Des bruits de pas, de voix, de portes claquées à la volée, perforèrent le plancher. Les deux filles de l'orfèvre s'agrippèrent l'une à l'autre et restèrent pétrifiées au milieu du grenier.
L'écran bombé ne s'allumait toujours pas. Fébrile, Tixu passa la main sous le tableau de bord et se rendit compte que le programmateur avait été déconnecté du filtreur de particules. Probablement une mesure de précaution prise par Géofo Anidoll. Ses filles avaient dit à Tixu qu'enfants, elles avaient l'habitude de jouer à l'intérieur de la machine. L'orfèvre avait eu peur qu'elles ne commettent une irréparable bêtise... Les doigts de l'Orangien cherchèrent en vain le câble manquant. La bulle-lumière, à l'agonie, menaçait de s'éteindre à tout moment. D'épaisses gouttes de transpiration perlaient sur son front et lui dégoulinaient dans les yeux, ses gestes étaient imprécis, maladroits, sa vessie se gonflait comme un ballon sur le point de crever. Il arracha brutalement un câble annexe qui pendait sous la couchette sommaire du passager. Il espéra que ce fil ne revêtait pas une importance capitale pour la mise en route du déremat. Il le dénuda rapidement à coups d'ongles et de dents, l'enroula sommairement autour du programmateur, puis du filtreur. Des taches de lumière dansèrent sur l'écran. Il pria pour que cette connexion de fortune supporte le choc de la montée d'énergie. Ses mains étaient trempées de sueur, il entendait à présent les cris de ses poursuivants. Un liquide tiède coula dans son pantalon. Peut-être bien que c'était sa propre urine. Tixu Oty, pauvre mortel... Les lignes de données se stabilisèrent enfin sur l'écran. La cabine était maintenant baignée d'une couleur diffuse, verdâtre. Il localisa les touches du clavier et composa les coordonnées succinctes de Selp Dik. Il fut saisi d'un ultime doute : ne s'était-il pas trompé ? Il avait appris par cœur les coordonnées de toutes les planètes de la Confédération lors du stage sur Oursse, mais c'était loin, si loin... Un autre monde... un autre temps... Il se laissa tomber sur la couchette. Le sort en était jeté. Il y eut un grésillement, puis un crachotement poussif et enfin un tremblement sinistre. Il crut que ce vieux tas de ferraille rouillée explosait. Et c'est peut-être bien ce qui se passa...
La sonde se dirigea vers la boule noire dont les jointures, pratiquement disloquées, gémissaient sourdement. Les mercenaires s'engouffrèrent dans le grenier. Les rayons mouvants de leurs torchelases éclaboussèrent Isalica et Sofrène, glacées d'effroi. Les deux filles de l'orfèvre n'opposèrent aucune résistance lorsqu'ils leur passèrent un collier magnétique autour du cou.
Un mercenaire se rua sur les barreaux de l'échelle de montée du vieux déremat. Les vibrations trépidantes qui secouaient la sphère noire l'empêchèrent de déverrouiller le hublot. Il fractura le verre à mains nues et plongea comme un forcené dans le tube.
Il ressortit une minute plus tard, brandissant une veste de laine bleue, un pantalon de velours noir, des sous-vêtements de coton blanc et une paire de bottes marquinatines.
« Il s'est programmé pour Selp Dik. Les coordonnées de destination sont encore visibles... Pas possible que cette vieillerie ait pu l'expédier dans les étoiles ! Elle n'a même pas l'air capable de transférer quelqu'un jusqu'à la place Jatchaï-Wortling !
— Selp Dik ? La fille de l'agence C.I.L.T. avait raison ! » intervint une voix métallique.
Le Scaythe lecteur s'extirpa de la pénombre du palier.
« Dommage ! J'aurais aimé savoir comment son esprit, un esprit tout ce qu'il y a de plus ordinaire, peut échapper aux perquisitions mentales. Tant pis. Puisque cet imbécile tient tant à rejoindre ses amis de l'Ordre absourate, il mourra avec eux. Lui, la fille du Syracusain, tous les autres... Tous... Et tout reliquat de sorcellerie sera ainsi gommé de la surface des mondes recensés... Quant à ces damoiselles, elles vont apprendre ce qu'il en coûte de prêter assistance aux ennemis de l'empereur. Je vous les laisse pendant une heure, messieurs. Faites d'elles ce que bon vous semblera. Puis vous les conduirez à la Ronde Maison. Elles subiront le châtiment réservé aux traîtres. Comme leur père. Vous réduirez également cette machine en cendres. »
Lorsque les assassins de la secte de Pritiv en eurent assez de jouer avec Isalica et Sofrène, ils les abandonnèrent, allongées, nues, ensanglantées, tremblantes, humiliées, aussi désarticulées que leurs poupées, sur le parquet poussiéreux du grenier, puis ils braquèrent une poire à rayon momifiant sur la machine noire.
CHAPITRE XVII
La seule liberté est celle de l'âme !
La liberté de l'âme est le trésor le plus précieux,
elle élève la créature jusqu'à son créateur.
La liberté de l'âme est une fleur fragile,
elle se flétrit si elle se laisse enfermer
dans les jugements et les faux-semblants.
La liberté de l'âme ne souffre pas la contrainte
venue du dehors ni l'immobilité.
Elle ne s'achète pas, elle ne se négocie pas.
Celui qui en trouble l'eau pure perdra son
sentier d'intuition.
Celui qui la délaisse errera dans les chemins de
l'illusion et entrera dans le cycle de la souffrance.
Amis, veillez jalousement sur la liberté de votre âme.
Extrait du sermon du Kreuz
sur les dunes du grand désert d'Osgor.
Petit livre-film découvert dans la bibliothèque interdite
du palais épiscopal de l'Eglise du Kreuz